La peinture sans enjeu

17 septembre 2015
Parmi d’autres choses, ce blog a vocation à tenter d’éclairer les enjeux de ma peinture. Et au moment de rédiger un premier article en ce sens, je m’aperçois qu’il est peut-être mort-né lorsque je constate qu’il m’est impossible de formuler ce qui pourrait ressembler à une problématique artistique donnant à ma peinture une quelconque nécessité articulée à un projet délibéré, orientée vers un but précis et formulé. Voilà pour le titre de ce premier article : ma peinture est sans enjeu.
L’expression est un peu radicale et dès lors faut-il s’entendre sur les termes. Sans enjeux : essentiellement, cela signifie qu’elle ne s’enracine (mais je sais cela  partiellement faux) dans aucun projet de réponse à ce qu’est aujourd’hui la peinture, à savoir une pratique devenue paradoxalement omniprésente et marginale dans le champ de l’art contemporain. En ce sens elle n’implique aucun positionnement hors de la conviction forgée durant mes années de formation, à l’époque du « retour à la peinture » des années 80, selon laquelle la peinture possède une validité (faut-il dire une légitimité) en tant que peinture.
Pour le dire autrement, si la peinture existe aujourd’hui malgré les réitérations de sa mort annoncée et sa marginalisation de fait dans les circuit d’art contemporain, c’est qu’elle possède une historicité propre, relativement indépendante des formes artistiques dominantes (dont je ne suis pas loin de penser qu’ils n’en sont qu’une extension, considérant la peinture comme pratique la plus élémentaire et primitive de formulation d’un rapport au monde).
Cette réflexion assez banale, Gérard Garouste l’aurait formulée probablement en parlant d’une pratique « intemporelle ».
Et me voici dès ce premier article citant l’artiste probablement le plus représentatif de cette volonté d’échapper au positionnement historique par la revendication d’un classicisme débarrassé de la règle et devenu synonyme de dépassement des catégories critiques au profit d’une légitimité de la peinture, en tant que peinture, que lui donnerait son « intemporalité ». Un positionnement (pour le coup) de Garouste en marge, et en dépit de sa réputation et de sa célébrité, mais que confirme par exemple son absence de l’ouvrage de Tony Godfrey, La peinture aujourd’hui, publié chez Phaidon en 2010 et se présentant comme un examen global des tendances picturales contemporaines et de ses enjeux (justement).
Voici brièvement posées les bases sur lesquelles je tenterai dans des articles prochains de développer mon rapport à la peinture et à ce que je présente sur ce site, en commençant, peut-être, par examiner cette remarque que m’a un jour faite un ami qui se reconnaitra : « toi, tu as toujours eu des comptes à régler avec le classicisme ».
En guise d’ultime remarque : je vois ce blog comme un outil de réflexion et d’échanges, aussi n’hésitez pas à laisser vos commentaires, remarques, contradictions et réactions.

Être classique et régler ses comptes – I

18 septembre 2015
Qu’est-ce que cela signifie au juste ?
Commençons par dire que cela a peut-être à voir avec ce que j’évoquais concernant l’absence de positionnement, volontaire ou pas, face à un ancrage historique de la peinture et à son inscription dans une sorte de taxinomie critique qui en assure la validité et la reconnaissance (ce qui revient au même) artistique. Une phrase bien théorique pour exprimer l’idée assez simple sinon d’un refus, du moins d’une sorte de méfiance à l’égard d’une peinture à programme ambitionnant un renouvellement ou un dépassement de ce qui s’est fait avant. En ce sens « classique » n’évoque pas le désir d’un retour à une période déterminée de la peinture, pas plus que la revendication d’une tradition dans laquelle il s’agirait s’inscrire.
Ce que je désignerais alors par classicisme s’apparente plutôt à une mémoire, c’est à dire un terrain imaginaire interrogeant précisément la distance qui nous sépare de la peinture du passé, fut-elle proche ou lointaine, et qui la rend nécessairement étrange. Poussin est étrange ; Andrea del Sarto est étrange ; mais Manet et Motherwell le sont aussi. Parce qu’au-delà de ce que je peux connaitre d’eux des points de vue historique, biographique, critique ou esthétique, ce qu’il m’en reste n’est que ce que je vois de leur peinture, dans leur peinture et qui me laisse nécessairement dans l’isolement, loin d’une époque que, fondamentalement, je ne peux pas connaitre. C’est cette méconnaissance pourtant nourrie d’étude que je nomme « terrain imaginaire » et qui peut-être est aussi celui qu’explore le Yves Bonnefoy de L’arrière-pays, ouvrage à mes yeux fondateurs de ces questionnements.
Restent seules les peintures, donc.
Que signifie alors « régler ses comptes » ? Je ne pourrais répondre à cela sans opérer un retour long et fastidieux sur mes peintures anciennes aussi je préfère prendre un exemple récent, par lequel je suis revenu à la peinture après une période d’inactivité : les drapés.
Ce sera l’objet du prochain article.

Être classique et régler ses comptes – II

22 septembre 2015
Après quelques années d’inactivité, j’ai renoué avec la peinture par une série de drapés.
Il me fallait une occasion de peindre sans que se pose la question du sujet ; ou plutôt la question de l’objet. Une peinture sans objet, donc,  mais qui colle à la surface, la contamine et prenne le regard (le mien d’abord) dans la nécessité de poursuivre le travail, la peinture et le cadre jusqu’à la saturation. Une situation qui impose quelque chose à peindre.
Le drapé fut l’occasion de cette tension liée à la question banale du « quoi peindre ». Et si le drapé s’est présenté plus qu’il ne fut choisi c’est probablement en partie parce qu’il est accessoire. Élément secondaire dans la hiérarchie des objets figuratifs, motif classique s’il en est, le drapé constitue l’un de ces motifs secondaires mais je crois fondateurs par lesquels la peinture s’exprime en tant que peinture. J’y reviendrai.
Régler ses comptes avec le classicisme signifie que la peinture reste possible dans quelques-unes de ces figures marginales et omniprésentes, où elle se montre en tant que matière et corps de l’image, indépendamment du « sujet ». Délivrées du même coup de ce que les peintures ont d’ancré dans ce qui est définitivement révolu, achevé du point de vue historique : une époque, un style, un moment de l’histoire de l’art. Là encore, j’y reviendrai.
(Une logique inverse, pour le coup, de celle qui permet à Garouste, dans sa réflexion sur le « classique », d’affirmer la priorité du sujet).
Contre le « sujet », ou bien en marge, se pose ainsi le « motif », au double sens de motif visuel et de raison, ou de mobile.

Motif et fiction

24 septembre 2015
Je parlais de « motif », au double sens de motif visuel et de raison, ou de mobile. Ce sont d’abord de petites choses, au premier abord sans grand intérêt.
Mais il y a en peinture des moments ou le désir cristallise.
Par motif je ne désigne que ceci : des objets de peinture qui sont en apparence moins attachés à un sens, à une fonction descriptive ou narrative qu’au désir ; et au désir, peut-être, d’une fiction. Drapés, bateaux en papiers, masques, herbes, damiers ou parpaings sont autant d’occasions d’une forme de littéralité en peinture, dont le caractère anodin tient lieu de sujet, c’est à dire de sens possibles mais irrésolus et dont je ne suis pas certain de posséder le dernier mot.
Pour autant ils ne sont pas choisis au hasard car c’est justement ce caractère anodin qui retient mon attention lorsque se présente en eux la possibilité de ne rien dire avec l’insistance d’un discours. Si je parle ainsi fictions, c’est dans la mesure où ce terme évoque quelque chose de l’artifice et du construit, mais en dehors de toute volonté de fixation ou de résolution dans l’évidence d’une image lisible.
C’est ici une autre façon de désigner ce que j’évoquais à propos d’une peinture sans objet.
Je mentirais cependant en disant qu’il n’y a dans ces images (pour le coup …) rien de concerté ou qu’une forme de littéralité. Les arbres ne s’enracinent pas dans le ciel, les bateaux ne sont pas de papier et les masques n’ont pas ce sourire sans motif, ou du moins sans précisément incarner un désir et un choix.
Ce que j’essaierai d’aborder plus tard.

L’ennui du sens – I

30 septembre 2015
On n’échappe pas au sujet (logerait-il dans la peinture elle-même, comme une tautologie) ; voilà pourquoi je préfère parler d’objet, et de peinture sans objet.
Pourtant il résiste, s’obstine.
Mais je ne veux pas voir dans ce sujet la construction d’un sens, qui ferait de la peinture son expression ou pire, sa traduction. Là réside peut-être en partie l’infranchissable distance qui nous sépare des classiques et nous rend, malgré toutes les études critiques et historiques, irrémédiablement coupés d’une époque où la peinture était une littérature. L’ut pictura poesis nous est définitivement inaccessible ; et il n’y a là aucune nostalgie, seulement quelques questions adressées à la peinture.
Je sais : le sens en peinture n’est pas réductible à un contenu littéraire.
Pourtant ce fantasme de l’ut pictura poesis donnait à la peinture une liberté à mes yeux constitutive : celle de formuler par elle-même les conditions de sa présence. En d’autres termes, la liberté d’être d’abord picturale ; en tant qu’acte, geste, touche, matière et figure. En la libérant de la question, proprement impensable alors, du « quoi peindre », la théorie classique lui offrait les conditions de son autonomie. Et je me demande, à chaque fois que je regarde sur une reproduction que j’ai accrochée au mur, l’invraisemblable drapé qui couvre le corps du saint Bartholomé du Greco, si ce n’est pas là une intuition des Maniéristes ? Cette étoffe : où réside le corps même de la peinture et sa simple présence. Un exemple parmi d’autres (et je serai amené à revenir sur le cas des Maniéristes).
Reste donc le sujet suspendu, qui n’a finalement de légitimité qu’à n’être pas pourvoyeur de sens, mais de présence, en dépit de ce qu’il dit.
Le sujet est un mobile ; quand le sens pourrait bien être devenu un alibi.

Le problème des années 80

9 octobre 2015
Les années 80. Les années de formation.
Cette période du grand « retour à la peinture » qui correspondait à la théorisation généralisée de la postmodernité, de la fin des avant-gardes, etc. et voyait la résurrection d’une peinture qui n’avait même plus peur de la figure : figuration libre, trans-avantgarde italienne, néo expressionnisme allemand. J’en passe. Nous étions imprégnés du souvenir des expressionnistes abstraits tout en regardant Schnabel et Basquiat, Kiefer et Bazelitz.
Dix ans plus tard, c’était fini : la peinture était redevenue une pratique anachronique avant de devenir presque marginale. Il fallait faire de l’installation, de la vidéo, de la performance ; et si possible les trois à la fois (je caricature à peine).
J’ai continué à peindre. Puis j’ai cessé de peindre (ou de façon très épisodique) pendant presque dix ans. Je n’ai retendu une toile qu’au début des années 2000, une fois débarrassé de l’encombrante et stérile question de la légitimité de la peinture ; une fois reconnue et acceptée également cette évidence que pourtant je tenais secrètement pour incontestable : s’il reste des peintres, malgré ce décalage ou cette marginalité, c’est que la peinture travaille ce qu’aucun autre medium ne travaille. Idée somme toute très banale.
Mais c’est ce terrain spécifique que je considère comme l’enjeu de mon travail, l’enjeu de ma « peinture sans objet ». Non pas le fantasme d’une peinture pure, d’une peinture pour la peinture, autoréférentielle au sens du formalisme des années 50/60. Bien plutôt une peinture ouverte ; ouverte au visible et, disons-le, à la représentation même dès lors que le « quoi peindre » ne renvoie plus à l’exigence tyrannique et inhibante du formalisme ou de l’expression.
Voilà pourquoi je parle plutôt de présence que d’expression. Voilà pourquoi, aussi, il est possible aujourd’hui de peindre un paysage et un coucher de soleil qui soient autre chose qu’une citation, une allusion ou un méta-discours de la peinture sur elle-même.
Certes, je ne peins pas de couchers de soleil ; mais d’autres le font.

Bavardage

12 octobre 2015
Il est paradoxal de revendiquer une peinture délivrée du « sujet » tout en reconnaissant l’impossibilité d’y échapper ; sauf à dire que le sujet est ce dont parle la peinture comme on dirait « de quoi ça parle ? ». Le sujet des classiques en somme, et le sujet de toute peinture qui a quelque chose à dire et pour cela se construit sur sa capacité à montrer.
Ou sauf à dire, à l’inverse, que le sujet en peinture n’est pas dans ce dont elle parle. Reste alors ce qu’elle montre et comment, dans ce silence qui peuple aussi bien la peinture de Morandi que celle de Peter de Hooch, elle se montre ; non pas sur un mode ostentatoire ou autoréférentiel, mais comme une adresse au regard. Et cette adresse signifie que le discours reste possible, ouvert sans que la peinture soit pour autant rendue bavarde.
Voilà pourquoi, peut-être, la peinture du XVIIIe siècle est si souvent chargée d’ennui : le bavardage. Et voilà pourquoi, je crois, Diderot est si pertinent lorsqu’il parle des paysages de Vernet ou du Bocal d’olives de Chardin, et si ennuyeux lorsqu’il rabat sur la peinture sa vision littéraire du tableau comme « coup de théâtre », par laquelle il assure la promotion de la peinture moralisante – et pour le coup bavarde – de Greuze.

Dissection

21 octobre 2015
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Giovanni Morelli mettait au point un procédé d’attribution des œuvres basé sur l’étude du détail. Avant d’être connoisseur, Morelli était anatomiste, et sa méthode relève de la dissection :  ne pas considérer le général (le style, la manière), mais le particulier ; le détail donc et son articulation en peinture. Parce qu’en échappant au contrôle de l’apprentissage, de l’attention soutenue dans la réalisation d’un programme iconographique et expressif, il devenait caractéristique d’un artiste, et en cela inimitable pour un copiste. Une sorte de lapsus pictural dont Morelli pensait ainsi qu’il se logeait dans une main, un ongle, une oreille, ou un drapé.
La méthode est devenu une curiosité historique (peut-être un peu rapidement d’ailleurs).
Mais une chose reste paradoxalement intéressante dans la pratique de Morelli : elle fait de la peinture un cadavre ; c’est à dire un corps dont, sous prétexte d’attribution, la connaissance passe par une proximité et une intimité qui sacrifie délibérément l’expression. Sacrifice pour parvenir au plus près de la peinture.
C’est aussi en partie comme cela que je travaille, notamment sur les drapés : en disséquant ce motif sans aucune visée expressive mais au bénéfice de la présence frontale et physique de la peinture, de la construction lente du geste et de ce qui, au final, devient un effet, un pur artifice.

Peinture d’ameublement

5 novembre 2015
J’aime beaucoup l’idée de musique d’ameublement selon Satie.
Il doit exister, ou pouvoir exister de la même façon une peinture d’ameublement, qui aurait toute cette ironie et cette légèreté sérieuse que dit l’expression de Satie. Une ironie au parfum de bourgeoisie, qui rappelle ce que revendiquait Matisse à peu près à la même époque, rêvant d’une peinture « qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l’homme d’affaires aussi bien que pour l’artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui délasse de ses fatigues physiques ». Tout cela est mou, sent les pantoufles et le fauteuil rocaille ; désespérément bourgeois, certes.
Pourtant quelque chose m’intéresse dans ce que ces propos disent incidemment d’un rapport intime à la peinture, dans la proximité close de la maison, du lieu privé. Il est  finalement question ici d’une forme spécifique de relation à l’art que l’on doit à une invention du XVIIe siècle : le tableau. L’invention, dans l’étroitesse de l’intérieur bourgeois, de ce panneau qui ne prétend pas affirmer l’expression somptuaire et intimidante d’un décor mural, mais d’offrir au regard la satisfaction de se contempler lui-même. Un rapport réflexif dont témoignent tant de portraits et de scènes de genre qui parlent de choses vues et que le tableau reconstruit dans un pur artifice.
Le tableau ; la construction du tableau ; la construction du regard, c’était la grande affaire de Cézanne. Cet autre bourgeois.

En marge

15 février 2016
Je ne crois pas un instant en une quelconque continuité entre l’art et la vie. Ce sont deux champs séparés. Constitutivement séparés ; à moins de faire de l’art une pratique soluble dans la vie au point de s’y résoudre et de s’y dissoudre. Mais Fluxus même n’y est pas parvenu, et ce d’autant moins qu’il n’a jamais produit autre chose que de l’art.
C’est ainsi que je comprends la formule restée célèbre de Filliou, « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » : l’affirmation d’une altérité radicale, irréductible et constitutive.
Être dans l’art, c’est donc se positionner sinon en dehors, du moins en marge, et cette marge est un poste d’observation, voué à l’inaction. Ce qui explique peut-être en partie pourquoi aucune œuvre n’est jamais parvenue à changer quoi que ce soit.

Portulans

15 février 2016
Je me penche sur les cartes portulans qui, du XIIIe au XVIIe siècle, ont fixé les images du monde à partir de la parole des navigateurs, des voyageurs et des écrivains. Images lacunaires nourries de mots et de récits, et qui font du monde une invention bâtie sur des témoignage partiels, fragmentaires, falsifiés parfois ou contraint par le dogme ou la croyance.
Représentations de représentations, elles sont pourtant les images vraies du monde tels qu’il pouvait être vécu en mer et vers les terres, proches ou lointaines, de l’Europe.
Je comprends que la peinture relève pour moi de cette cartographie : un plan, ou s’agrègent les états du monde connu, ouvert à la falsification.

Le tic de la coulure

11 avril 2016
Je m’interroge sur cette omniprésence de la coulure dans la peinture contemporaine qui, à force de répétition, finit par basculer dans le poncif visuel. Une sorte de réflexe dont on peut se demander ce qu’il dit, voire ce qu’il cache. Surtout lorsqu’on constate sa récurrence dans un type de peinture, si répandu, marqué par l’utilisation sensible d’un modèle photographique.
La coulure apparait vite, dans ce contexte, comme l’expression d’une mauvaise conscience : une façon de réaffirmer la présence de la peinture là où s’exerce la prégnance de l’image. Si ça coule, c’est de la peinture. Affirmation inscrite dans un motif qui fait ainsi à bon compte l’économie de la question proprement picturale dans une époque saturée d’images.
Un alibi en quelque sorte.
Finit ainsi par s’imposer le sentiment d’une affèterie qui prend la forme d’une salissure élégante et convenue produisant au final l’effet inverse de celui qu’elle vise, en se figeant dans la neutralité du motif décoratif.
Je n’échappe pas, quelquefois, à cette manie.

L’opacité du plan

12 avril 2016
Un jour, en retard pour un rendez-vous, je sors rapidement de la galerie de Offices à Florence. Dans une des dernières salles j’aperçois, d’un coup d’œil rapide et sans m’arrêter, La Vierge, l’Enfant Jésus et le petit saint Jean-Baptiste de Pontormo.
J’ai eu le sentiment de saisir instantanément ce dont il s’agissait : plan, tresse et fragment. Ou, pour le dire autrement et de façon un peu ronflante : discontinuité dans l’unité du plan. Et également ceci : l’idée d’un pur artifice exprimant quelque chose de l’ordre d’une vérité en peinture. Je me suis promis d’être concis dans ce blog ; je ne déroulerai donc pas l’analyse de cette œuvre qui m’a par la suite conforté dans mon pressentiment.
Mais cette intuition déroule à mes yeux un fil ténu depuis les Maniéristes, et Pontormo en particulier, jusqu’aux plis de Simon Hantaï et aux tressages de François Rouan en passant par les emboitements de Cézanne.
Et tout se passe alors comme si l’artifice (revendiqué) des maniéristes n’était que l’expression, tardivement réalisée en dehors de l’exigence de la représentation, voire de l’illusion, d’un état, sinon naturel (ce qui n’a pas de sens, parlant d’une pratique artistique), mais constitutif de la peinture. Un état de plan, donc, envisagé comme nœud et que l’on nommera le tableau.
Rien dans cette idée de bien innovant. Cependant, elle permet peut-être de s’interroger sur la permanence d’une pratique (la peinture) devenue de fait parfaitement anachronique, mais pourtant survivante : si la peinture résiste ainsi à l’image, c’est peut-être qu’elle reste une expérience élémentaire du plan, et en conséquence de l’opacité de l’image, contre ou en dépit de la transparence de l’illusion, de la description ou de la narration.

Quand ça sent la photo

28 juin 2016
Souvent je remarque que la peinture « sent la photo ».
La peinture contemporaine sent (souvent) la photo. Je ne désigne pas ici une peinture dont l’enjeu visible est celui d’un positionnement problématique par rapport à la photographie. Je ne parle pas de l’hyperréalisme de Goings, d’Estes ou de Chuck Close (sur lesquels j’aurai certainement à revenir). Je parle de ces peintures, innombrables, dans lesquelles avant même toute dimension picturale, je perçois du photographique, une origine photographique.
Cela ne devrait pas me gêner tant il est vrai, comme je le lisais récemment (je ne sais plus où) que l’appareil photo a depuis longtemps pour les artistes remplacé le carnet de croquis. Et pourtant cela me gêne, souvent. Parce que je ne peux plus voir que difficilement au-delà de cette origine : l’image qui a constitué le modèle de la peinture. Elle fait écran, et doublement. D’une part parce que je perçois dans la peinture même des effets, des espaces, des formes et des cloisonnements, des surfaces, des rapports de plans ou de cadrages qui ne lui appartiennent pas mais semblent autant de traces ou conséquences (peut-être inconscientes) d’une soumission involontaire – ou à laquelle le peintre ne sait comment échapper – à ce modèle, à ce modelage a priori de la vision, du regard, et donc du monde. D’autre part car cet écran me rend non seulement suspect ce rapport au monde déjà médiatisé et surdéterminé par la captation photographique, mais également parce qu’il fait basculer la peinture dans l’anecdote ou la simple dénotation.
Mais le plus important : je ne vois plus la construction d’un regard, mais le traitement d’une image dont je me demande souvent en quoi elle a besoin de la peinture pour exister.
Le pittoresque était à l’origine « ce qui mérite d’être peint », pour devenir ce poncif par lequel le monde s’est réduit à une carte postale. Lorsque je sens ainsi la photographie, le photographique, c’est la peinture elle-même qui devient pittoresque : occasion d’effets picturaux qui deviennent presque récréatifs et désincarnés, sans nécessité.
La coulure, dont j’ai parlé précédemment, est de ces effets-alibis.

Camera obscura

12 janvier 2017
Errant sur internet autour de Vermeer, je croise la théorie de David Hockney et Charles Falco, selon laquelle les artistes majeurs depuis la fin de la première moitié du XVe siècle auraient utilisé régulièrement des dispositifs optiques, dont bien-sûr la camera obscura. Deux siècles avant Vermeer, donc.
Il y aurait beaucoup à dire là-dessus et j’y reviendrai peut-être. Mais pour l’heure voici ce qui a fixé mon attention : est-ce que l’intérêt, la forme de fascination que peut exercer la peinture de Vermeer a quelque chose à voir avec l’utilisation de cet ancêtre de l’appareil photo ?
La question semble anodine et pourtant : c’est bien pour une part dans la simplification des figures, des formes, des objets qui pourrait être due à l’utilisation de la camera obscura (simplification qui s’oppose d’ailleurs à la représentation commune d’une peinture hollandaise marquée par la précision et le désir de réalisme, d’exhaustivité dans la représentation) que réside me semble-t-il la presque étrangeté de ses figures, que je perçois souvent comme autant d’apparitions distantes, lointaines, façonnées de taches ou de découpes de plans par la lumière. Il faudrait que j’examine plus précisément cette distance qui pourrait bien avoir à faire avec l’immobilité, l’absorbement (pour reprendre le terme de Mickael Fried) et la distance physique dans laquelle elles se trouvent par rapport au spectateur.
Quoi qu’il en soit, une chose m’a intrigué : si la fascination vient pour une part chez Vermeer de cet outil proto-photographique, pourquoi l’effet, clairement photographique cette fois, de la peinture d’un Bastien-Lepage par exemple, contribue au contraire à faire écran en rendant son statut et sa présence incertains ?
On n’a jamais retrouvé de trace d’une quelconque camera obscura dans l’inventaire des biens de Vermeer. Ce n’est donc peut-être pas de cela qu’il s’agit.

Petit bourgeois

1 mai 2017
Je dois être un petit bourgeois.
Je regarde la peinture de Chardin et, outre la peinture dans sa matière même, sur laquelle je reviendrai, je suis captif de la fascination qu’exerce sur moi une sorte d’enfermement dans un silence presque satisfait, borné par les objets et les murs le plus souvent nus de ses scènes de genre. Et ce monde, je ne le vois que trop, est celui de l’intérieur bourgeois du XVIIIe siècle qui bornait l’existence de Chardin. Un espace de l’anecdote sans horizon, et presque sans contenu. « Si le sublime du technique n’y était pas, l’idéal de Chardin serait misérable » disait Diderot. Il avait raison.
Même Greuze, dans ses larmoiements et sa sensiblerie convenue, tentait de faire porter à cette condition bourgeoise les valeurs morale de sa classe. Comme une revendication, une déclamation théâtrale.
Il n’y rien de cela chez Chardin : sa peinture parait non seulement sans revendication, mais presque sans contenu. Le vide de l’anecdote dans le meilleur des cas : le regard détourné de La serinette, la suspension du geste de la Dame se servant du thé, l’instant anodin de La gouvernante, etc.
Restent les objets. Je parlais de silence, mais ce n’est pas cela. Le silence, c’est Morandi. Les objets de Chardin sont parfois silencieux, mais ils sont surtout têtus, presque obtus parfois, dans leur apparition grumeleuse où se pose l’éclat d’un reflet, la précision d’une brillance ou le contour d’une forme immédiatement démentie par l’impossibilité de saisir la matière même de la chose dans la surface peinte, indécise et qui ne réalise le corps, la matière des choses, que dans la distance (comme, là encore, l’avais bien vu Diderot). On ne peut s’en remettre pour les saisir, qu’au tremblement de la lumière. C’est peu. Et pourtant c’est bien suffisant.

Neurologie

1 mai 2017
J’ai parfois l’impression de peindre pour comprendre – ou sentir – comment fonctionne mon cerveau (!).
C’est à dire saisir, par la presque inquisition du regard sur les choses, leur empilement, constitutif de la vision, constitutif du monde. Le dessin est de ce point de vue essentiel.
Sans retomber dans les vieilles oppositions dessin-pensée /vs/ couleur-passion, il reste un outil analytique qui rend perceptible ce paradoxe : la pure abstraction de la perception par quoi le monde est rendu à son existence réelle. Sans cette analyse, il n’est qu’intuition. Sa solidité, il la doit à l’image.
Sa solidité, et par voie de conséquence son opacité : ce que je vois cache et fait écran.
Mais une chose résiste à cette inquisition du regard : la distance, l’espace. Parce qu’elle échappe à la proximité du corps peut-être ? À l’intuition immédiate de la densité, de la solidité, de l’opacité des choses.
Cet au-delà est l’abstraction réelle, vécu ; elle qui n’est concevable que par l’artifice assumé de la cartographie, du relevé, de la schématisation rationnelle. Entre les deux (proximité et distance invisible), se tiens la perspective qui voudrait donner au monde la présence réelle de ce qui ne se tient que dans les choses les plus proches, à portée de main, à l’échelle de quelques pas.
Mais si la perspective fait fausse route, en masquant ce qu’elle contient de fiction et de récit, la figure proche masque, dans la représentation, sa propre abstraction ; comme toute stratégie de lisibilité.
Je dessine et je peins comme un cartographe, lorsque je tente de construire ma vision sur de semblables abstractions qui font de l’image un substitut opaque à cette réalité proche. L’image, la peinture a certainement plus de réalité que la perception dont elle se nourrit.
Je crois que Cézanne avait compris cette chose qui tord la vision pour la soumettre à la compréhension du plan.
Voilà pourquoi il m’est difficile de peindre d’après photo : on ne peut cartographier d’après un plan ; l’abstraction ne peut se nourrir d’abstraction sans une forme de redondance qui l’épuise et la rend suspecte.
Il doit y avoir là un début d’explication à mon tropisme pour les motifs complexes.